>> Publiée le 8 septembre dans Le Vif
Cela commence à faire beaucoup. Beaucoup et vite. Beaucoup plus grave que nous le redoutions, beaucoup plus vite que nous le pensions. Faire la liste de ce que cet été nous a apporté d’événements jamais vécus ou de situations déjà connues mais largement empirées serait fastidieux : feux, sécheresses, canicules, inondations, inflations, pénuries, virus… Et avec cela la guerre revenue en Europe. Ceux qui pensaient avoir le temps ou qui estimaient pouvoir encore en gagner se sont trompés. Demain, c’est aujourd’hui. L’avenir, c’est maintenant. Récemment, le glacier de Corvatsch dont certaines couches de glace étaient vieilles de plus de 7000 ans a fini de disparaitre, en Suisse. Le passé nous dit qu’on ne pourra pas non plus compter sur lui.
Autant dire que pour la transition, c’est mal parti. Ou plutôt, qu’il est un peu tard pour la décréter. Il aurait fallu commencer les changements et les aménagements dans les politiques de transport, de construction, d’agriculture, de production ou d’énergie cinquante ans plus tôt. Pleurer sur le lait répandu et regretter qu’on ait vu arriver Maggy Thatcher quand on attendait René Dumont, Ivan Illich voire Al Gore ne servira à rien : nous sommes en retard sur notre propre histoire et nous avons laissé s’installer un récit qui n’était pas le nôtre. Alors, ne transitons pas. Et ne transigeons pas non plus : il nous faut réaliser dès à présent ce que nous pensions être le programme et le défi de nos prochaines années. Celui que nous pensions pouvoir déléguer à nos enfants, à vrai dire. Ou à nos petits-enfants.
Ne perdons pas trop de temps : à un été chaud va succéder un hiver qui le sera aussi mais pour d’autres raisons. A Bruxelles, les opérateurs d’énergie prévoient ce qu’ils appellent un bill shock, un choc des factures, où 80% des ménages éprouveront des difficultés ou ne pourront tout simplement pas payer leur usage de l’énergie.
Est-ce qu’on imagine bien ce que représentent 80% d’une population ? Les services d’aide aux personnes n’ont pas encore tous rouverts après la pandémie qu’il faut déjà prévoir un afflux de demandes urgentes sur fond de pénurie de travailleurs sociaux. Est-ce simplement gérable ? C’est fort douteux. Et est-ce bien la réponse la plus adaptée à ce véritable basculement que nous vivons ? C’est tout aussi contestable. Dernièrement, le Premier ministre a annoncé qu’il fallait prévoir de cinq à dix hivers difficiles, puis une dizaine de jours plus tard, ouvrant la conférence de presse du Codeco énergie, il a déclaré qu’il n’y avait pas de recette miracle. Mais ce n’est pas de ça que nous avons besoin, ni d’une recette, ni d’un miracle.
Ce qui nous importe, c’est bien entendu de mettre en place tout de suite des mesures pensées au plus près des besoins vitaux des personnes (bloquer les prix par exemple) et de mettre sur pied des pratiques qui gardent les gens ensemble. C’est aussi d’élaborer des politiques de moyen et long terme (le long terme, on l’aura compris, ayant aussi changé de tempo : il se calcule désormais en mois) qui permettent de sortir de l’impasse du marché. Depuis que l’énergie a été complètement libéralisée chez nous en 2007, les factures n’ont cessé d’augmenter. Aujourd’hui, elles explosent.
Contrairement à ce qu’on aime à nous faire croire, le marché n’est ni réaliste, ni responsable, ni raisonnable. Le marché est son propre sujet, l’a toujours été et le sera toujours. Déprivatiser est une idée dont l’heure est venue. L’énergie est un commun social, sa production aussi. Nous payons aujourd’hui aussi les spéculations que l’économie néolibérale continue de conduire alors que la tempête est partout. Comme il a été permis aux firmes pharmaceutiques et à leurs actionnaires de s’enrichir pendant le Covid, il est autorisé aux opérateurs d’énergie et à leurs actionnaires de faire profit de la guerre, de la sécheresse et des tensions autour du maintien d’anciennes sources d’énergie et du développement de nouvelles formes pour s’en aller gaiement tripler, quadrupler, quintupler les factures des gens, des commerces et des entreprises. Nous ne pouvons simplement pas (nous) le permettre.
Il est fort possible, disons très probable, que les libertés telles que nous les appréhendons aujourd’hui et telles que nous les avons héritées des Lumières seront appelées à être très profondément questionnées par ce qui nous arrive. Certaines d’entre elles devront sérieusement s’amender si on veut permettre aux inégalités de ne pas encore gagner des terrains nouveaux … Nous allons avoir à nous mettre d’accord sur ce que nous considérons comme indispensable, essentiel, nécessaire à faire et à vivre ensemble. Penser pouvoir agir comme hier avec les conditions d’aujourd’hui et de demain, est simplement inconscient et criminel. Et s’il se faisait que, cet hiver, des mesures politiques et économiques parvenaient à modérer l’impact de l’énergie sur la vie des personnes et des collectivités, il ne faudrait surtout pas – et c’est pourtant une tentation constante, notamment dans les médias – baisser la garde. Non, le monde n’ira pas mieux avec une facture payable. Nous sommes et resterons dans le dur.
Les métiers que nous pratiquons sont très directement impactés. Les métiers du social, de la santé, de l’éducation permanente, de la jeunesse, de la culture, etc. figurent parmi les secteurs les plus exposés à ces questions et à ces problématiques parce qu’ils sont au contact des populations déjà basculées ou en cours de basculement mais aussi parce qu’ils sont traversés de tensions énormes sur ce qu’il s’agit de faire et comment. Les budgets dont ils disposent, s’ils sont notoirement insuffisants, dépendent aussi de toute une série de critères et de cadres de financement qui ne permettent pas de répondre rapidement à la situation. Rien à faire, il ne sera plus possible de reconduire, ad ante, des fonctionnements qui ont été utiles dans des temps plus sereins mais qui ne sont pas faits pour affronter ceux-ci. Il va falloir répondre aux changements profonds par des changements profonds. Et il faut bien commencer quelque part
Il vaut mieux ne pas attendre.
Demain est devenu aujourd’hui.
Céline Nieuwenhuys et Paul Hermant
Le titre est de la rédaction du Vif