Ensemble sur les territoires : message au parlement Européen

15/02/2024

« Mesdames et Messieurs,

Merci pour votre invitation. Je suis ici aujourd’hui pour vous parler de la vision de la FdSS des enjeux sociaux à un niveau européen. Habituellement, je vous aurais parlé de l’importance de relever le seuil de pauvreté et les minima sociaux. Je vous aurais parlé aussi du salaire minimum, de l’enjeu du chômage, de la menace de sa limitation. Je vous aurais parlé de l’extension de la sécurité sociale. De la question des frontières et de l’importance d’accueillir dignement les populations victime de violences, de guerres et du changement climatique. Mais tout ceci me semble aujourd’hui, à moi comme à beaucoup de mes collègues, trop tard ou à tout le moins très tard.

Bien entendu, il reste important pour nous de continuer à défendre l’effectivité de grandes réformes et aussi d’empêcher d’autres bouleversements inquiétants d’advenir. C’est pourquoi nous nous préparons à crier encore bien plus fort que ce que nous faisons aujourd’hui. Mais nous savons que nous crions dans le désert. Pire : on dirait que plus nous crions, plus le désert s’agrandit. Rien ne va assez vite, l’urgence est là, on dirait pourtant que plus les événements nous pressent, moins nous sommes pressés.

La menace de l’extrême droite se dresse face à nous. L’hémicycle dans lequel nous sommes risque bien de changer fortement d’ici l’été 2024 et pas dans le bon sens. Pour le social, pour l’écologie mais surtout pour les gens, les plus fragiles, les plus précaires, ceux qui déjà marchent sur un fil.

Alors l’heure est probablement à la construction de barricades. Je dis barricades, le mot peut sembler fort. Surtout à imaginer ce qui se passera ici tout autour, demain. Mais si le mot de barricades semble trop fort, alors disons garde-fous.

Alors oui, il s’agit bien de défendre et surtout de protéger : qu’est-on en mesure de protéger tant qu’il est encore temps ? Quelle est l’échelle sur laquelle nous pouvons agir pour préserver et protéger ce qui existe et ce qui demande à exister ? A quel niveau pouvons-nous construire des réponses qui nous aideront à préparer demain, ce demain qui est déjà là mais que nous ne reconnaissons pas.

Il existe en Belgique une force d’action incommensurable : le secteur associatif. Du côté du social, de la santé, de l’éducation permanente et populaire, du climat, de l’environnement, de la transition, de la culture… Des milliers de travailleuses et travailleurs, ancrés sur les territoires et proches des gens. Des milliers de travailleuses et travailleurs qui au quotidien, voient de leurs yeux et ressentent dans leurs gestes, comment les crises sociale, écologique, démocratique approfondissent les inégalités et font basculer toujours plus de citoyens dans une situation non désirée et non désirable.

Mesdames et Messieurs, 1) Ce qui nous semble urgent, c’est de tisser des propositions, avec et pour les gens, sur nos territoires, entre nous. Nous, c’est cette force associative. Nous, ce sont les citoyennes, les citoyens et les collectifs. Nous, ce sont celles et ceux qui sont sans travail mais ne demandent qu’à se rendre utiles. Nous, ce sont ces hommes et ces femmes qui à chacune des crises, sont les premières et premiers sur les territoires pour éteindre les feux ou panser les blessés. Nous, ce sont celles et ceux qui décident de s’engouffrer dans les brèches, tant qu’il y en a encore, aussi petites soient elles, pour dégager des marges de manœuvre.

Mesdames et Messieurs, 2) Ce qui nous semble urgent aujourd’hui, c’est de créer des alliances territoriales, entre les actrices et acteurs qui partagent un même territoire. C’est d’allier nos forces de la manière la plus simple et la plus artisanale possible. Pour réparer ce qui doit l’être mais surtout pour préparer le présent et l’avenir. Pour décider ensemble les conditions de territoires habitables pour toutes et tous, humains et non humains. Quels sont les manques ? Que doit-on garder ? De quoi est-il utile ou urgent de se débarrasser ?

Mais il nous faudra accepter de mettre les mains dans le cambouis, sortir de nos murs et refuser la bureaucratisation à outrance de nos métiers. Refuser ce déséquilibre généré par l’institutionnalisation. Refuser de donner plus de temps à justifier, rendre des comptes, comptabiliser et rassurer les pouvoirs qui subventionnent qu’à être aux côtés des gens. Refuser ce temps qui nous est préempté et qui n’est plus mis au service des citoyennes et citoyens. Refuser ce qui engendre l’essoufflement et la fatigue de nos secteurs et des travailleurs. Parce-que seulement, de cette manière, nous pourrons récupérer du temps et de l’énergie vitale.

Pour cela il faudra aussi que nos dispositifs soient joyeux et chaleureux. Comme nous le rappelle la politologue et militante Fatima Ouassak, c’est le socle de la mobilisation : donner envie, avoir envie, prendre soin. Trouver donc un lieu et le rendre le plus convivial possible. Il faudra ensuite aller chercher les gens là où ils sont. Pas avec des mails, pas avec des QR code, pas avec des vidéos Instagram, mais avec des crieurs de rue. Reprendre la parole au milieu de la rue et pas sur les réseaux sociaux. Aller sonner aux portes, aller chercher les gens là où ils sont, surtout ceux qui n’arrivent plus à nos portes, ni à aucune d’ailleurs. Surtout ceux qui ont décroché, qui même tirés au sort n’arriveront pas dans nos parlements. Ceux qui se sentent tellement éloignés de nos institutions que leur colère retentira dans leur choix de vote.  Leur proposer un moment d’échange, de parole et d’écoute. Voilà le socle d’une action simple et artisanale.

Leur proposer d’abord une oreille, une parole libre, non entravée. C’est devenu si rare et c’est un besoin immense. Leur proposer de passer la porte pour prendre un repas, un café, dans un lieu dont l’esthétique reflète la considération qu’on leur adresse.

Leur proposer un accueil inconditionnel. Entrer et sortir librement, ne pas donner son nom, ne pas devoir s’inscrire, ne pas devoir rendre de compte, rester 5 minutes ou 2h, parler ou se taire, revenir tous les jours ou ne pas revenir. Venir seul ou en famille.

Ecouter comment ceux qui vivent de difficiles fin de mois subissent déjà la fin de leur monde. Ils et elles sont les sentinelles de demain. Mais écouter et décrire n’est plus suffisant. Dépasser la question : “où en sommes-nous ?” pour ébaucher “où allons-nous?”. Sur les besoins des gens et du territoire qu’ils habitent. Sur l’accès à l’alimentation et au logement, l’emploi, la pollution hors et dans les habitations, les déchets, la mobilité, la qualité de l’air, les espaces verts et tant d’autres choses qui constituent leur quotidien.

Les crises qui déferlent sur les actrices et acteurs de terrain les fragilisent en même temps que les publics auxquels ils et elles s’adressent. La maison de jeunes, le centre culturel, la distribution d’aide alimentaire, le centre d’hébergement d’urgence, le dispensaire de soin, l’antenne de l’aide sociale locale… plus personne n’y arrive tout seul. Même les pouvoirs locaux peinent à faire face à ce qui leur arrive. Les élus locaux se sentent seuls.

Unir nos forces, à l’échelle des territoires, sera probablement notre meilleure barricade et notre plus grande force d’action. C’est ce qui nous rendra robuste comme le décrit le biologiste Olivier Hamant. Robuste c’est à dire le contraire de la performance, de l’optimisation et de la rentabilité. Robuste c’est à dire qui nous permettra de faire face aux chocs des crises à venir et des inévitables basculements que nous aurons encore à affronter. Robuste à l’échelle des territoires, avec les forces vives qui le constituent, associatives, publiques, citoyennes et locales.

Mesdames et messieurs, cette dimension locale n’est pas incompatible avec l’échelle européenne. Comme pour les projets TZCLD que vous connaissez peut-être. TZCLD, cette idée venue de France et qui mêle les besoins d’un territoire et les compétences des gens sans emploi qui y habitent. Les expérimentations territoriales doivent se relier entre elles à l’échelle européenne. Il faudra s’inspirer, coconstruire des balises communes et se relier entre-nous. Parce que la crise démocratique, social et environnementale est une réalité commune avec laquelle nous avons à construire. Il faudra aussi militer pour que nos Etats votent des lois d’expérimentation qui permettront de tester de nouveaux systèmes, de nouvelles actions et de nouveaux dispositifs pour bifurquer petit à petit vers le monde que nous souhaitons.

Les fonds d’intervention permettant la coopération territoriale européenne, comme le Feder, sont en ce sens extrêmement importants. Malheureusement, ils ne descendent pas encore assez loin dans la dimension régionale : pourquoi ne pas élargir leur capacité d’agir à un redimensionnement territorial permettant d’être en prise directe avec ces publics désaffiliés mais pourtant terriblement en demande de liens ? Ceci serait une façon de construire ce que j’appelle des barricades.

Mesdames et messieurs, il ne faut pas négliger la force démocratique que constitue la capacité d’être occupés ensemble à construire sur de petits territoires. Ce que je dis est le contraire du repli sur soi, ce que je dis est au contraire une façon d’agrandir l’horizon. Oui, il nous faut trouver des manières d’habiter la planète et l’Europe qui rapprochent plutôt qu’elles ne mettent à distance ou en concurrence des populations qui ne vont pas bien. Ce que je dis est une façon de ne pas laisser de place à la folie. Elle ne sera inéluctable que si nous la laissons s’installer dans nos esprits comme dans nos pratiques.

Vous connaissez peut-être la fameuse citation apocryphe attribuée à Jean Monnet, « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture ». Eh bien, j’aurais presque envie de dire que « Pour poursuivre, je continuerais avec les gens, c’est-à-dire précisément le cœur de l’Europe. ».

Mesdames et Messieurs, l’idée d’une Europe reconstruite par le bas n’est pas nouvelle. Mais elle est devenue essentielle.

Voici notre proposition. Et vous ? »