CARTE BLANCHE – La transition juste sous haute tension

14/06/2023

La méthode de tarification de l’électricité a considérablement augmenté la facture énergétique des ménages, augmentant la précarité. Elle est aussi très peu efficace pour accélérer la transition énergétique. A quand la définition de l’électricité comme bien commun et non plus comme source de profits ?

« La politique est une question de vie ou de mort ». Cette sentence de l’écrivain Édouard Louis prend particulièrement sens dans le débat actuel sur la réforme du marché de l’électricité. Ces deux dernières années, la flambée des prix de l’électricité a infligé une triple peine aux ménages européens, en particulier les plus pauvres d’entre eux. Combinée à la hausse du prix du gaz, elle a d’abord fait exploser le prix de leur facture d’énergie. Elle s’est ensuite traduite par un renchérissement des denrées de première nécessité, propulsant l’inflation à des niveaux jamais atteints depuis quarante ans. Ce qui a poussé la Banque centrale européenne (BCE) à relever brutalement ses taux d’intérêt, rendant plus cher l’endettement des ménages. La conséquence de cette chaîne de réactions est l’aggravation des inégalités dans nos sociétés : la précarité gagne partout du terrain, tant l’inflation fragilise une population déjà précarisée. L’accès à l’énergie, besoin et droit fondamental consubstantiel à la dignité humaine, sont menacés.

Injuste prix

Certes, l’origine de la crise énergétique provient des effets conjugués de la reprise post-covid et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais la conception même du marché européen de l’électricité a sensiblement aggravé le problème. Les règles existantes imposent en effet aux consommateurs un prix de l’électricité souvent bien supérieur au coût moyen de sa production.

Autrement dit, nous payons fréquemment plus cher que ce que nous devrions. La raison de cet écart est la méthode de tarification établie par la législation européenne. Celle-ci prévoit que c’est le prix facturé par la dernière centrale qu’il faut mettre en service pour couvrir la demande (le gaz de manière générale) qui détermine le prix du marché. D’où le paradoxe suivant : bien que plus de la moitié de notre électricité soit aujourd’hui produite à faible coût par les énergies renouvelables et le nucléaire existant, c’est le prix du gaz – soit, la source d’énergie la plus chère – qui fixe la plupart du temps le prix de l’électricité.

Au final, la baisse des coûts liée au déploiement croissant de l’éolien et du solaire ne se traduit donc pas par une diminution de notre facture. Dès lors, la seule façon de se protéger contre les hausses excessives du prix du gaz (et, par ricochet, de l’électricité) est d’investir dans l’isolation thermique de son habitation et l’achat de panneaux photovoltaïques. Mais cela suppose d’être propriétaire de son bien et d’avoir les ressources financières suffisantes pour entreprendre les travaux requis. Or, peu de ménages ont les moyens de remplir cette double condition.

Transition molle

Les règles existantes ont donc pour effet d’amplifier les tensions inflationnistes provoquées par les crises énergétiques, contribuant par ce biais au creusement des inégalités sociales. Mais ce n’est pas le seul effet pervers qui en découle. La méthode de tarification de l’électricité se révèle également peu efficace pour accélérer la transition énergétique. Pour le comprendre, il faut se mettre un court instant dans la tête d’un investisseur dans le secteur des énergies renouvelables. L’avantage de l’éolien et du solaire, c’est que l’énergie provenant du soleil et du vent est gratuite, durable et abondante, ce qui rend le coût de production de ce type d’électricité particulièrement compétitif. Ce qui est coûteux, en revanche, c’est l’investissement de départ : le développement de parcs éoliens ou de fermes solaires exige un capital important. L’accès à un financement à faible coût est donc essentiel pour l’investisseur. Or, la conception actuelle du marché de l’électricité ne le facilite pas. Le système étant surexposé aux fortes fluctuations du prix du gaz – par rapport auxquelles l’UE n’a que peu ou pas de contrôle – il est impossible pour un investisseur d’estimer le prix de l’électricité pour les vingt-cinq prochaines années (correspondant à la durée de vie de son investissement). Ainsi, alors que le prix de l’électricité sur les marchés boursiers était de 51 euros par mégawatt-heure (MWh) en janvier 2021, il a explosé à plus de 350 euros en août 2022, pour retomber à 75 euros début juin 2023.

Cette incertitude quant à l’évolution attendue des prix futurs rend donc les investissements dans les projets éoliens et solaires coûteux et risqués. C’est la raison pour laquelle l’expansion des énergies renouvelables en Europe a dû et continue à être largement subventionnée par nos gouvernements. Le marché se révèle donc doublement inefficace, que ce soit pour protéger les consommateurs contre les hausses de prix ou pour minimiser les coûts de financement des énergies renouvelables. La main invisible montre à nouveau ses limites.

Indécision coupable

La Commission européenne partage ce constat d’échec, mais elle n’en tire pas les conclusions qui s’imposent. Dans sa proposition de réforme du marché de l’électricité (présentée en mars dernier), elle admet bien – et à juste titre – la nécessité de généraliser l’usage de contrats à long terme pour stabiliser le coût de l’énergie. Mais, plutôt que d’imposer la forme de contrat à utiliser et le volume à couvrir, elle laisse à chaque État membre le soin d’en décider. Au risque, finalement, de maintenir le statu quo. Or, pour de nombreux experts, la mesure la plus efficace dans l’immédiat serait de promouvoir massivement la mise aux enchères d’un type bien précis de contrat financier de long terme : les dénommés « contrats sur différence » (CfD). Déjà appliqués avec succès au Royaume-Uni, ces contrats CfDs sont conclus entre les autorités publiques et les producteurs d’énergies renouvelables. Ils présentent le double avantage de protéger les producteurs contre les prix bas de l’électricité et les consommateurs contre les prix élevés.

Réappropriation citoyenne

L’application à très grande échelle de CfDs en Europe pourrait donc participer à la réalisation d’une transition juste. Sur le plan social, elle contribuerait à réduire la facture des consommateurs, mais aussi à limiter les surprofits engrangés par les producteurs d’électricité renouvelable en période de hausse des prix. Sur le plan climatique, elle faciliterait le déploiement accéléré de l’éolien et du solaire, en garantissant un flux de revenus prévisibles (sur une période de quinze ans) aux investisseurs. Le recours éventuel à un usage massif de CfDs n’en demeure pas moins une simple mesure « corrective », destinée à remédier aux failles du marché de l’électricité. Une question bien plus fondamentale à se poser est de savoir si nous voulons continuer à mettre toujours plus de rustines sur un système intrinsèquement défaillant, ou s’il n’est pas plutôt temps de le repenser entièrement ? L’électricité en tant que bien commun – et non plus en tant que source de profit pour les actionnaires – pourrait être le principe directeur de ce processus de refonte. Avec, à la clé, le développement de « communautés énergétiques » et la promotion de nouvelles formes de propriété publique, telles que la création d’entreprises locales ou régionales d’approvisionnement. Soit autant d’initiatives permettant d’étendre la capacité de contrôle démocratique du secteur de l’électricité.

Chaque crise apporte son lot d’opportunités. Celle qui frappe actuellement le secteur de l’énergie offre la possibilité de nous réapproprier à nouveau l’électricité que nous consommons.

Par Philippe Lamberts, coprésident du Groupe des Verts/ALE au Parlement européen ; Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (FdSS) ; Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme ; Françoise Tulkens, professeure extraordinaire émérite à l’UCLouvain.
Journal Le Soir